La monnaie de nécessité ne constitue pas une monnaie au sens strict du terme,
c’est à dire une émission officielle, privilège du pouvoir régalien.
Elle mérite cependant de retenir et l’attention et l’intérêt du numismate.
En effet dans les périodes fort troublées pendant lesquelles ces autorités ne
purent faire face à la demande pressante d’espèces circulantes, ces émissions,
dictées par l’absolue nécessité de protéger le commerce, ont parfaitement joué
ce rôle et constitué un apport important et décisif à la circulation monétaire.
A ces raisons historiques, s’ajoutent ces « raisons que la Raison ne connaît pas » :
les monnaies de nécessité nous restituent la vie de nos ancêtres, leurs préoccupations
et leurs luttes les plus quotidiennes; elles sont le reflet de tous ces lieux où l’on vit,
que l’on connaît, et que l’on aime, et où plongent nos racines les plus profondes
De plus, elles dressent un extraordinaire inventaire de l’art de nombreux artistes,
pour la plupart restés anonymes, dont le talent a ainsi échappé à l’oubli.
Enfin, elles montrent une diversité extraordinaire face aux émissions massives,
mais irrémédiablement uniformes de la frappe officielle.
Parmi tous ceux qui, simples commerçants, organismes privés ou établissements publics, ont émis
ces monnaies parallèles, Les Chambres de Commerce ont tenu une place particulière, de part
leur prestige et la confiance dont elles jouissent auprès du public, l’importance considérable
et la qualité de leurs émissions, et l’étendue géographique de leur influence.
Il faut noter en préambule que, pour la Chambre de Commerce de Toulouse, les cinq émissions
répertoriées se sont limitées à la première guerre mondiale, et n’ont concerné que le papier‑monnaie,
à l’exclusion de toute espèce métallique.
C’est le dépouillement des « Procès verbaux des séances de la Chambre de Commerce »,
conservés aux archives de la Chambre, qui a permis cette étude.
Le 3 août 1914, c’est la déclaration de guerre. Et, dans les semaines qui suivent,
les procès-verbaux des séances de la Chambre font état d’une pénurie de monnaie divisionnaire affectant
les pièces de billon de 5 et 10 centimes, la pièce de 25 centimes en nickel et les pièces de 50 centimes ,
1 et 2 francs en argent.
Les causes de cette pénurie qui persistera bien après la fin des hostilités, malgré des frappes officielles
massives (plus de 392 millions de pièces de 1 franc, au type de la Semeuse de Roty, de 1914 à 1920, pour un peu
plus de 113 millions de 1898 à 1913) ont été très bien analysées par Monsieur Magi (1) :
- thésaurisation de l’argent, métal précieux, dont le prix était appelé à monter en cette période de
guerre (en effet, à la fin de celle-ci, la valeur du métal surpassera la valeur faciale);
- fuite des monnaies d’argent, en particulier vers la Suisse où, par suite des accords de
l’Union Latine (2), elles étaient acceptées comme les pièces helvétique alors que la valeur
du franc suisse était plus élevée que celle du franc français ;
- obligation de payer la solde des soldats en compte rond, ce qui demandait des quantités
considérables de petite monnaie ;
- quêtes pour les œuvres de bienfaisance qui immobilisaient pendant assez longtemps la monnaie
ainsi obtenue.
Bien évidemment, la gêne pour le petit commerce est considérable ; et les commerçants se plaignent auprès
des Chambres de Commerce, leur représentant naturel.
La Petite Gironde, quotidien bordelais (diffusée dans les départements suivants: Gironde,
Deux-Sèvres, Vendée, Vienne, Indre, Indre-et-Loire, Maine-et-Loire, Loire Inférieure, Charente Inférieure,
Charente, Tarn-et-Garonne, Haute-Garonne, Tarn, Ariège, Aude, Pyrénées Orientales, Hérault, Dordogne, Corrèze,
Lot, Haute-Vienne, Cantal, Creuse, Allier, Aveyron, Hautes-Pyrénées, Gers Landes, Basses - Pyrénées, Espagne,
Lot-et-Garonne et Gers), dans son édition du vendredi 19 février 1915, titre: "De la monnaie s’il vous
plaît » et poursuit "Depuis quelque temps la monnaie divisionnaire fait défaut à Meyssac (Corrèze)
d’une manière très sensible. Il en résulte une entrave dans le commerce. On ne voit plus guère que les
billets de 20 francs et de 5 francs, et quand il faut se procurer de la monnaie, c’est d’une grande difficulté.
On se demande à quel phénomène tient la disparition de cette monnaie.
Il n’y a guère qu’une manière de l’expliquer : c’est que certaines personnes gardent leurs pièces d’or et
d’argent dans leur bas de laine. Nos paysans surtout, quand ils tiennent un écu, ou même des pièces
de 1 ou 2 fr. ne les lâchent plus. Ils en enlèvent ainsi une quantité considérable à la circulation.
Leur prudence excessive aura peut-être un bon effet : celui de conserver chez nous notre trésor monétaire.
En tous cas, il n’y a rien à faire contre cet excès de prudence.
Et le lundi 1er mars 1915, toujours dans les pages de Meyssac, La Petite Gironde continue:
Malgré un appel au public pour la remise en circulation des pièces d’argent divisionnaires détenues
dans les bas de laine, la situation empire tous les jours.
Dans les magasins, et nous avons reçu à ce sujet l’attestation formelle de plusieurs commerçants,
certaines transactions ne peuvent s’opérer, les deux parties étant démunies de monnaie.
Quels que puissent être les ennuis d’une émission de coupures, nous croyons que la mise en circulation
d’un nombre restreint de ces coupure suffirait pour tout faire rentrer dans l’ordre.
Les empileurs de pièces blanches qui, pour grossir leur magot font échanger un billet de 20 francs pour
un achat de 10 centimes renonceraient à leur manie s’ils recevaient des billets au lieu de pièces.
On peut différer au sujet des moyens d’enrayer le malaise qui pèse sur les transactions, mais, de grâce,
que l’on fasse quelque chose !
Dès le 13 août 1914, la Chambre de Commerce de Paris fait connaître qu’elle a voté la création de
coupures de 50 centimes, 1 et 2 francs.
Mais celle de Toulouse, sous la présidence d'Alfred Girard , et ayant comme secrétaire Raymond Barousse
qui lui succèdera en 1920, ajourne la question : « une émission analogue de papier ne paraît pas
indispensable papier pour le moment ». Elle s’adresse alors à la Compagnie du Chemin de Fer Métropolitain
de Paris pour solliciter l’envoi de monnaie de billon qui lui parviendra effectivement jusqu’en février
1915, la Société étant alors touchée à son tour par la pénurie. En même temps elle demande à
l’administration une meilleure répartition des pièces frappées par la Monnaie de Paris en fonction
de la population de chaque région. Malgré une réponse négative, la Chambre reste peu disposée à
entreprendre l’émission sauf si : « commerçants et syndicats commerciaux en manifestent le désir
d’une manière précise ». Et les commerçants de Toulouse et du département se manifestent : ils interviennent
auprès de leurs représentants et signent des pétitions.
Le 6 novembre 1914, la Chambre de Commerce de Toulouse décide à l’unanimité d’émettre, sous son entière
responsabilité, des « bons de monnaie » de 50 centimes et 1 franc, dans les conditions définies dès le mois d’août
par une directive ministérielle :
"Chacun des bons émis devra porter, outre l’indication de sa valeur, un numéro d’ordre,
le timbre de la Chambre, et les
signature de son président et de son trésorier. Les bons seront mis en circulation en échange de billets de la Banque
de France. La somme ainsi reçue sera déposée à un compte spécial de réserve destiné à rembourser ultérieurement les bons.
La somme émise ne dépassera en aucun cas celle de la contre-valeur de réserve. Ces bons seront remboursables à présentation
en billets de la Banque de France."
La Chambre vote le jour même un prélèvement de 3 000 francs sur son fonds de réserve pour la réalisation
de cette première émission qui sera de 350 000 francs, à savoir 250 000 francs en bons de 1 franc et 100 000 francs
en bons de 50 centimes.
Le 10 novembre, le projet de billets est présenté à la Chambre et le premier billet est remis à la succursale
de la Banque de France le 17 novembre.
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